Examen des concepts et des cadres internationaux de gestion des effets cumulatifs

Jackie Lerner

UBC Institute for Resources, Environment, and Sustainability
Aquatic Ecosystems Research Laboratory
429-2202 Main Mall

Vancouver, BC Canada V6T 1Z4

Janvier 2018

Préparé pour Transports Canada dans le cadre du contrat T8080-170062

Sommaire

Introduction

Transports Canada souhaite se familiariser avec la conception et la mise en œuvre actuelles des cadres régionaux de gestion des effets cumulatifs – les systèmes de politiques, de procédures et d’outils permettant de gérer des effets cumulatifs à une plus vaste échelle régionale – particulièrement en ce qui a trait aux activités de transport maritime, dans le but d’élaborer un cadre canadien destiné à être mis en œuvre à l’échelle régionale. Le présent rapport a été préparé pour répondre à cet objectif. Les sujets présentant un intérêt particulier pour Transports Canada sont : 1) les conseils sur le choix des échelles temporelles et spatiales, 2) la reconnaissance des composantes valorisées et 3) des exemples appliqués tirés de la pratique internationale.

L’auteur a examiné la documentation sur les cadres internationaux de gestion des effets cumulatifs en mettant l’accent sur le transport maritime et les contextes côtiers. Les sources utilisées pour l’examen sont la documentation universitaire et les documents non publiés par des moyens traditionnels, l’expérience professionnelle de l’auteur, les recommandations de Transports Canada et de Pêches et Océans Canada, ainsi que les connaissances de collègues bien informés.

Synthèse

Parmi les thèmes communs tirés de la documentation, mentionnons : 1) la terminologie et les concepts de gestion des effets cumulatifs, 2) les outils et les modèles communs et 3) les pratiques exemplaires et les défis – dans la mesure du possible, en mettant l’accent sur les contextes marins et côtiers. Les points saillants de cette synthèse sont présentés dans les paragraphes suivants.

Une grande partie de la documentation récente conceptualise largement les approches d’évaluation et de gestion des effets cumulatifs, notamment :

  1. les approches au niveau des projets qui mettent l’accent sur les effets cumulatifs des projets de développement individuels et multiples en élargissant essentiellement les méthodes d’évaluation des impacts environnementaux à de plus grandes échelles spatiales et temporelles;
  2. les approches stratégiques qui mettent l’accent sur les effets cumulatifs des plans ou des initiatives de développement proposés ou existants d’une manière formelle et systématique permettant aux décideurs de tenir compte des considérations culturelles, économiques, environnementales et sociales dès le début du processus de planification.

Bien que la terminologie précise varie, les cadres de gestion des effets cumulatifs tiennent généralement compte des relations entre six éléments clés. Selon l’objectif particulier d’un cadre de gestion des effets cumulatifs, l’un des éléments clés suivants devient le point de départ ou l’axe du cadre :

  • Les composantes valorisées : parties précises de l’environnement humain, biotique ou physique considérées comme importantes en raison de leur valeur culturelle, sociale, esthétique, économique ou scientifique, comme la qualité de l’eau ou les bélugas;
  • Les activités : activités humaines, comme la construction de ports, la pêche ou le transport maritime;
  • Les sources : actions ou aspects particuliers liés aux activités – comme le battage de pieux pour la construction portuaire – susceptibles d’exercer des pressions environnementales;
  • Les facteurs de stress : facteurs exerçant une pression environnementale, comme la sédimentation et le bruit;
  • Les voies d’exposition : mécanismes ou liens de causalité, comme l’exposition à de l’eau présentant de grandes concentrations de sédiments, par lesquels les facteurs de stress agissent sur des composantes valorisées;
  • Les effets : changements apportés aux composantes valorisées par les facteurs de stress, comme une baisse de la qualité de l’eau ou une diminution de la biodiversité.

Pour les besoins de Transports Canada, un cadre stratégique axé sur les activités (c. à d. un cadre axé sur l’évaluation d’une seule activité ou d’un seul secteur) est le plus approprié, puisque l’objectif est de gérer la façon dont les effets du transport maritime, en particulier, agissent cumulativement sur l’environnement humain et biophysique.

De nombreux types d’outils et de modèles sont utilisés pour aider à reconnaître et à organiser les liens de causalité entre les activités et les effets cumulatifs sur les composantes valorisées. Ces outils permettent aux gestionnaires d’établir des priorités parmi les enjeux, facilitent la communication avec les décideurs et fournissent une base uniforme pour l’établissement de rapports.

  • Les cadres de causalité, tels le cadre Facteur de changement-pression-état-impact-réponse (DPSIR), le cadre DPSIR amélioré (ou eDPSIR) et les séquences des effets (SdE) font le lien entre les activités et les effets sur les composantes valorisées, et peuvent aider à reconnaître les points de contrôle et les réponses de gestion appropriés.
  • Les cadres d’évaluation des risques écologiques (CERE) sont utilisés pour reconnaître les activités qui posent le plus grand risque pour les composantes valorisées, en notant souvent le risque selon deux axes : 1) l’exposition d’une population à une activité humaine et 2) la sensibilité de cette population à l’exposition ou les conséquences de l’exposition pour cette population, pour un niveau d’exposition particulier.
  • Les modèles des écosystèmes permettent la simulation assistée par ordinateur et la visualisation de relations complexes au sein des écosystèmes marins. Les logiciels Ecopath avec Ecosim et Atlantis sont deux cadres très prisés de modélisation des écosystèmes marins qui traitent des effets cumulatifs. Les deux cadres tentent de modéliser tous les éléments du réseau alimentaire d’un écosystème, des producteurs primaires aux prédateurs supérieurs.
  • La cartographie des effets cumulatifs superpose les activités humaines et les facteurs de stress connexes aux cartes des habitats, en attribuant un indice de vulnérabilité aux différents types d’habitats et en modélisant un indice d’incidence pour chaque combinaison habitat – facteur de stress causé par l’activité. La carte qui en résulte fournit une référence facile à comprendre et à utiliser pour déterminer où les efforts de conservation et de gestion devraient être concentrés, où les activités de développement devraient être réduites ou relocalisées dans des zones moins vulnérables, et où le développement peut se poursuivre sans conséquences graves pour le milieu marin.

Les pratiques exemplaires et les défis cernés dans la documentation examinée avaient trait : 1) à la sélection des composantes valorisées, 2) au choix des indicateurs, 3) à l’établissement d’échelles temporelles et spatiales, 4) au traitement de l’incertitude et 5) à la participation du public et des Autochtones.

La sélection des composantes valorisées concentre le processus d’évaluation et de gestion sur « ce qui compte », ce qui permet aux cadres de mettre davantage l’accent sur les composantes pouvant nécessiter une gestion améliorée ou revêtir une importance particulière pour les personnes ou pour l’écosystème. La documentation offre une variété de méthodes permettant de reconnaître les composantes valorisées, en se basant généralement sur leur valeur pour les gens et leur importance écologique, sur les commentaires des communautés autochtones et du public, ainsi que sur le jugement scientifique et professionnel.

Le choix d’indicateurs appropriés suppose la prise en compte de compromis importants. Les indicateurs fondés sur les effets mesurent une caractéristique d’une composante valorisée (p. ex., l’abondance des mammifères marins), tandis que les indicateurs fondés sur les facteurs de stress mesurent le stress, la perturbation ou le risque encouru par une composante valorisée (p. ex., le pourcentage de l’habitat perturbé des mammifères marins); essentiellement, le facteur de stress devient l’indicateur. Les indicateurs fondés sur les effets sont des mesures directes de la composante valorisée et englobent intrinsèquement les effets cumulatifs des activités, mais ils pourraient être moins utiles à la prise de décisions parce que les liens de causalité sont mal compris et plus difficiles à surveiller et à généraliser. Par ailleurs, les indicateurs fondés sur les facteurs de stress sont habituellement bien compris et peuvent être mesurés plus simplement et liés de façon proactive aux mesures de gestion, mais ils ne tiennent pas compte des effets de toutes les activités humaines ou des façons non additives dont les effets de multiples activités peuvent s’accumuler.

De façon similaire, le choix des échelles temporelles et spatiales peut avoir de profondes conséquences sur n’importe quel résultat de l’étude. Les échelles plus étroites simplifient l’évaluation, mais négligent les effets à plus grande échelle ou à plus long terme; les échelles plus larges permettent de mieux comprendre le contexte plus large des effets cumulatifs et y sont mieux adaptées, mais peuvent entraîner des problèmes de disponibilité des données, en plus de diluer concrètement l’importance des effets locaux dans une zone d’étude trop vaste. Il faudrait envisager une échelle représentant à la fois les processus et les acteurs qui influent sur les activités humaines ou qui sont touchés par ces activités. Quelle que soit l’échelle choisie, la justification de la sélection doit être publique et transparente.

Les découvertes scientifiques sont presque toujours limitées par l’incertitude. Il est important de reconnaître explicitement ces incertitudes et les mesures méthodologiques prises pour les contourner. L’application du principe de précaution et la gestion adaptative sont des prescriptions courantes pour faire face à l’incertitude.

  • Le principe de précaution indique que lorsqu’il n’y a pas de certitude scientifique absolue quant au risque de dommages graves ou irréversibles découlant d’une activité proposée, des décisions stratégiques devraient être prises de manière à privilégier la prudence en ce qui concerne l’environnement et le bien-être humain.
  • La gestion adaptative est une approche itérative visant à améliorer la gestion face à l’incertitude qui tire des leçons des résultats de la gestion et réintègre cet apprentissage dans le processus de gestion.

La participation aux processus d’évaluation et de gestion des répercussions a fait l’objet d’un grand nombre de publications au cours des deux dernières décennies. La participation des peuples autochtones, en particulier de ceux qui choisissent de maintenir une relation traditionnelle avec leurs terres et pour qui les décisions d’évaluation et de gestion auront de graves conséquences, est particulièrement importante. De plus, au Canada, les peuples autochtones ont des droits constitutionnellement reconnus, et ces titres et droits issus de traités ont une incidence directe sur les décisions en matière d’environnement. Comme l’affirme un auteur, le but de cette participation devrait être d’améliorer la qualité, la légitimité et la capacité, où :

  • la qualité fait référence à la reconnaissance des valeurs, des intérêts et des préoccupations de tous ceux qui sont intéressés par l’évaluation ou la décision ou qui pourraient être touchés par elle et l’éventail des mesures qui pourraient être prises; la prise en compte des effets qui pourraient en découler et des incertitudes à leur sujet; l’application des meilleures connaissances et méthodes disponibles pertinentes aux tâches susmentionnées; et l’intégration de nouvelles informations, méthodes et préoccupations qui surviennent au fil du temps;
  • la légitimité fait référence à un processus jugé équitable et efficace par les parties intéressées et qui est conforme aux lois et règlements en vigueur;
  • la capacité fait référence à la possibilité pour tous les participants d’acquérir des connaissances et des compétences, d’une part en devenant mieux renseignés sur la complexité et la diversité des points de vue relatifs au processus, d’autre part en acquérant de l’expérience dans le processus de participation lui-même.

La réalisation de ces trois objectifs présente des avantages pour tous, en particulier pour les décideurs.

Études de cas

Sept études de cas portant sur les systèmes de gestion des effets cumulatifs mis en œuvre ont été passées en revue, quatre de régimes internationaux et trois d’initiatives régionales de partout au Canada :

  • Le plan de gestion intégrée pour la zone de la mer de Barents (Norvège);
  • L’évaluation environnementale stratégique de la Grande barrière de corail (Australie);
  • Le plan de gestion intégrée des zones côtières de Xiamen (Chine);
  • Le cadre de prise de décisions du modèle Mauri dans l’évaluation faisant suite au naufrage du Rena (Nouvelle-Zélande);
  • L’évaluation des effets cumulatifs régionaux des activités de Manitoba Hydro (Canada);
  • Les évaluations environnementales stratégiques de l’Office Canada-Nouvelle-Écosse des hydrocarbures extracôtiers (Canada);
  • Le programme de gestion des effets cumulatifs de Metlakatla (Canada).

Le tableau 1 permet de comparer les questions et les pratiques abordées dans la section de synthèse (ci-dessus) des sept études de cas.

Recommandations

Au cours de cet examen, il a été dégagé deux principes très généraux, mais pertinents pour l’élaboration d’un cadre de gestion des effets cumulatifs. Le premier principe reconnaît la nécessité d’adopter une approche itérative et transparente dans l’élaboration du cadre, approche qui permet d’apporter des améliorations au fil du temps à mesure que les connaissances augmentent et que de nouvelles possibilités se présentent. Le deuxième principe a trait à l’importance de faire des compromis. Si nous essayons de tenir compte de trop de facteurs dans une analyse, nous pouvons rendre notre tâche impossible. Toutefois, en restreignant la portée d’un cadre de travail sur les effets cumulatifs, nous risquons d’omettre des facteurs ayant une incidence importante sur les effets que nous souhaitons gérer. Dans la plupart des cas, l’essentiel est de trouver le bon équilibre entre les différentes options.

Tableau 1. Comparaison des études de cas examinées
Nom Approche Projeté/ Stratégique Outils utilisés Échelle temporelle Échelle spatiale Sélection des composantes valorisées Indicateurs
Plan de gestion intégrée pour la zone de la mer de Barents (Norvège) Selon le lieu/selon l’activité Stratégique Évaluation des risques et jugement professionnel Principalement prospectives (jusqu’en 2020); données historiques sur les composantes valorisées pour créer les données de référence préalables à l’élaboration. 1 400 000 km2, d’après des considérations écologiques et administratives La méthode de sélection n’a pas été déclarée, mais semble avoir été établie par un groupe d’experts. Fondé sur les effets
Évaluation environnementale stratégique de la Grande barrière de corail (Australie) Selon le lieu Stratégique Cadre DPSIR, listes structurées, diagrammes conceptuels et modèles Porte sur le présent jusqu’en 2050, en tenant compte des « conséquences héritées » plus anciennes. 346 000 km2, en se fondant sur les limites écologiques Sélectionné en fonction de la signification scientifique et de la valeur pour les propriétaires traditionnels. Fondé sur les effets
Plan de gestion intégrée des zones côtières de Xiamen (Chine) Selon le lieu Stratégique Cadre DPSIR Inconnu Inconnu Jugement professionnel, avec quelques exceptions Fondé sur les effets et fondé sur les facteurs de stress
Cadre de prise de décision du modèle Mauri dans l’évaluation faisant suite au naufrage du Rena (Nouvelle-Zélande) Selon le lieu Stratégique Aide à la décision Il y a 100 ans à de nos jours. N’est pas mesuré en kilomètres, mais par collectivité touchée. Participatif Fondé sur les effets
Évaluation des effets cumulatifs régionaux des activités de Manitoba Hydro (Canada) Fondé sur les activités (?) Projeté Séquence des effets 1951 – 2013 210 000 km2, respecte les limites « écologiquement significatives ». Expertise professionnelle et connaissances théoriques (révision des connaissances traditionnelles) Fondé sur les effets
Évaluations environnementales stratégiques de l’Office Canada-Nouvelle-Écosse des hydrocarbures extracôtiers (Canada) Fondé sur les activités Projeté Jugement professionnel (?) Présent + 10 ans 37 280 km2, mais tient compte de l’étendue des composantes valorisées. Jugement scientifique, commentaires du conseil d’administration et consultation (par l’intermédiaire du conseil) Inconnu
Programme de gestion des effets cumulatifs de Metlakatla (Canada) Selon le lieu Stratégique Processus participatifs Inconnu Territoire traditionnel de Metlakatla Participatif Fondé sur les effets

Le présent rapport propose une séquence d’étapes procédurales pour l’élaboration du cadre de gestion des effets cumulatifs de Transports Canada, dont la liste figure ci-après (et qui est définie de façon plus détaillée au chapitre 5).

  • Étape 1 : Définir et documenter l’ébauche du mandat;
  • Étape 2 : Définir et documenter la portée du cadre;
  • Étape 3 : Communiquer avec les organismes, les partenaires et les intervenants;
  • Étape 4 : Élaborer un ensemble prioritaire de composantes valorisées et d’indicateurs;
  • Étape 5 : Élaborer une trousse d’outils d’évaluation;
  • Étape 6 : Élaborer une trousse de gestion et d’intervention;
  • Étape 7 : Mettre en œuvre la phase pilote;
  • Étape 8 : Évaluer, itérer et améliorer.

À l’intérieur de ces étapes, les tâches du cadre sont réparties entre trois groupes au sein d’une structure de gouvernance proposée : le Comité directeur (qui assure la surveillance du gouvernement fédéral et le contrôle ministériel global), le Groupe de conception du cadre (responsable des tâches préliminaires de planification et d’établissement de rapports) et le Groupe de travail (qui regroupe une vaste gamme d’organismes, de groupes d’intérêt et d’autres intervenants).