par Patrick Lafleur, un codirigeant du groupe de travail sur les voilures tournantes (GTVT). Le GTVT est un des nombreux groupes de travail du programme sur la sécurité de l’aviation générale (PSAG). Il a pour objectif d’aider la communauté des aéronefs à voilure tournante de l’aviation générale (c.-à-d. hélicoptères et giravions) à renforcer la sécurité. Si vous souhaitez vous joindre au GTVT ou simplement obtenir de plus amples renseignements sur le PSAG ou les groupes de travail, veuillez-vous adresser à tc.generalaviation-aviationgenerale.tc@tc.gc.ca.
Un accident d’hélicoptère en vol de nuit s’est produit en Ontario le 4 mars 2019. Celui-ci m’a profondément affecté, car c’était comme si l’histoire se répétait. Avant que le rapport d’enquête sur la sécurité du transport aérien A19O0026 ne soit publié et que les causes précises ne soient connues, un examen rapide des circonstances laissait présager un scénario classique : un vol de nuit au-dessus d’un terrain non éclairé, sans horizon visible et dans des conditions météorologiques incompatibles avec un vol de nuit selon les règles de vol à vue (VFR). Il s’agit du dernier d’une longue série d’accidents en vol de nuit impliquant des pilotes privés et je pense qu’il est nécessaire de poser les questions importantes.
Un vol VFR nécessite le maintien de références visuelles avec la surface. À cette fin, la nuit, le pilote doit s’orienter au moyen de la lumière céleste (de Lune) ou d’éclairage artificiel (lumières au sol). Avec un ciel couvert ou sans lune et sans éclairage suffisant, l’horizon est invisible, et il devient impossible de conserver visuellement la maîtrise de l’hélicoptère. Ces conditions imposent que le vol soit effectué aux instruments, exigent que le pilote soit qualifié et ait des compétences à jour, et que l’hélicoptère soit adéquatement équipé. Si ce n’est pas le cas, il est illégal et dangereux de voler dans ces conditions. La qualification de vol aux instruments nécessite un cours théorique complet, 40 heures de vol aux instruments, un examen écrit et un test en vol. Les pilotes doivent ensuite mettre à jour leurs compétences tous les six mois. Les conditions de vol doivent donc être très bonnes pour faire un vol VFR de nuit.
Maintien des conditions de vol à vue
Lumière céleste (de Lune)
Éclairage suffisant au sol (près des villes)
Très bonne visibilité
Perte des conditions de vol à vue
Pas de lumière de Lune ou couverture nuageuse
Éclairage insuffisant (loin des villes)
Visibilité réduite (brume sèche, brouillard, précipitations)
Vol aux instruments
D’après mon expérience, j’ai rencontré de nombreux pilotes qui pensent pouvoir transitionner du vol à vue au vol aux instruments pour continuer leur route ou faire demi‑tour. Le pilote d’hélicoptère type est loin d’avoir la formation et l’expérience suffisantes pour réussir à effectuer cette transition. Il est très difficile, psychologiquement, de prendre la décision de le faire. Les pilotes qui parviennent à franchir cette barrière doivent faire preuve d’une très grande concentration pour maîtriser le taux de roulis très rapide et le lacet provoqué par les changements de puissance. De nature, un hélicoptère est un appareil instable et les commandes sont très sensibles. La perception visuelle et le sens de l’équilibre travaillent de pair pour nous aider à demeurer orienté dans l’espace. Normalement, chaque mouvement de l’hélicoptère est perçu visuellement et les corrections sont effectuées instinctivement. La vision périphérique joue un rôle très important dans ce processus. Nous percevons immédiatement le moindre mouvement en tangage, roulis et lacet et effectuons des corrections sans même y penser.
En l’absence de références visuelles extérieures, le pilote doit se fier uniquement à sa vision directe. Il doit interpréter ses instruments un par un en appliquant la technique du balayage radial, qui consiste à utiliser l’horizon artificiel ou l’indicateur d’assiette (AI) comme point central. En partant de l’AI, il regarde un autre instrument et revient à l’AI avant de passer à l’instrument suivant, et ainsi de suite. En tout, il doit regarder huit instruments différents, lire les renseignements, les interpréter, les comparer avec d’autres renseignements et manipuler les commandes pour garder une assiette stable. Il doit se fier uniquement à la vision directe pour maîtriser l’aéronef, car, sans horizon visible, la vision périphérique n’est d’aucune utilité. Il s’agit d’un processus très difficile qui exige une formation initiale rigoureuse et une pratique régulière pour en maintenir la compétence.
Alors que le pilote s’efforce de maintenir un profil de vol stable, ses sens lui jouent des tours. Chaque mouvement vertical, longitudinal et latéral agit sur ses otolithes, les petits organes situés dans l’oreille interne qui aident à l’équilibre. Sans références visuelles avec l’extérieur auxquelles se comparer, le pilote est rapidement désorienté jusqu’à ne plus se fier aux instruments. C’est ce qu’on appelle la désorientation spatiale. Lorsqu’elle se produit, des études révèlent qu’il ne vous reste que 178 secondes à vivre (Un vol fatal par mauvais temps : il vous reste 178 secondes à vivre [canada.ca]). Je réduirais ce temps des deux tiers pour les pilotes d’hélicoptères, qui volent généralement à une altitude plus basse dans un appareil moins stable que les avions, comme le montre la vidéo de l’USHST, 56 Seconds to Live (en anglais seulement).
Le scénario type de la perte de maîtrise d’un hélicoptère se déroule comme suit : lorsque le pilote perd les références visuelles, il se tend, serre les commandes et baisse instinctivement la puissance. Sans vision périphérique, il ne remarquera pas le mouvement de lacet. La probabilité qu’il pose ses yeux sur la bille (l’un des huit instruments à consulter) est faible et il ne corrigera pas le mouvement de lacet avec les pédales. Ce manque de maîtrise adéquate provoquera un virage et ses sens seront rapidement déstabilisés. L’hélicoptère n’étant plus coordonné avec le tube de Pitot décalé par rapport au vent relatif, l’indicateur de vitesse montrera une diminution rapide de la vitesse. Le pilote poussera instinctivement sur le manche cyclique et précipitera l’hélicoptère dans un piqué fatal. Il est essentiel de recevoir une bonne formation et de pratiquer régulièrement les techniques de vol aux instruments pour éviter ce genre de situation.
Formation au vol de nuit
La formation au pilotage constitue le fondement de toute licence et de toute qualification de pilote. Je suis obligé de faire ici un constat difficile : l’enseignement de la qualification pour hélicoptère en vol VFR de nuit est insuffisant et souvent bâclé. L’alinéa 421.42(2) de la Norme 421 du Règlement de l’aviation canadien (RAC) impose les exigences suivantes :
Le demandeur d’une qualification de vol de nuit canadienne doit avoir accumulé sur [hélicoptère] au moins 20 heures de vol en qualité de pilote, dont :
- i. au moins 10 heures de vol de nuit comprenant au moins :
- a. cinq heures de vol en double commande, dont deux heures de vol-voyage;
- b. cinq heures de vol en solo comprenant 10 décollages, 10 circuits et 10 atterrissages;
- ii. au moins 10 heures de temps aux instruments en double commande.
Historiquement, cette réglementation est probablement basée sur la norme de la formation en avion, qui est identique. Ce qui est surprenant, c’est qu’aucun cours théorique (connaissances) n’est requis. La formation devrait comprendre au moins un cours au sol sur les sujets suivants : les facteurs humains et la prise de décision du pilote en vol de nuit, la réglementation concernant les VFR/IFR, les exigences minimales en matière d’éclairage pour les héliports, l’horizon visible, la difficulté à percevoir les perturbations météorologiques nocturnes, les techniques de décollage, ainsi que les départs et les approches dans des conditions de trou noir. Elle devrait aussi comprendre une révision théorique des techniques de balayage des instruments.
La formation au pilotage devrait comprendre des exercices particuliers aux hélicoptères, notamment :
- une revue complète des techniques de vol aux instruments, y compris le rétablissement d’assiettes inhabituelles;
- le vol aux instruments de nuit, y compris la navigation;
- l’utilisation d’une liste de vérification pour le vol de nuit adaptée à l’équipement et au type d’hélicoptère utilisé;
- les décollages obliques pour éviter les obstacles;
- les conditions de trou noir, qui nécessitent de consulter les instruments pour maintenir une assiette plate, une vitesse stable et un taux de montée franc;
- le gain d’altitude sûr avant d’effectuer un virage;
- l’approche stabilisée dans des conditions de trou noir;
- la maîtrise de l’éclairage intérieur et des systèmes;
- les circuits et les manœuvres à des aérodromes offrant différents systèmes de balisage lumineux d’aérodrome télécommandé (ARCAL) et d’éclairage;
- le vol à la périphérie d’une zone éclairée, pour faire la démonstration de la perte d’horizon visible et de la prise de décision requise;
- les procédures d’urgence sur une piste éclairée;
- une descente au-dessus d’un terrain non éclairé (suivi d’une montée);
- une descente en autorotation (suivie d’une reprise de puissance et d’une montée) au-dessus d’un terrain non éclairé afin de faire la démonstration des risques associés à de telles manœuvres.
Il est évident que cette formation ne doit être dispensée que par un instructeur ayant les connaissances et l’expérience nécessaires. Ce n’est souvent pas le cas.
Expérience de l’instructeur
L’exploitation d’hélicoptères s’effectue surtout en vol VFR de jour. La plupart des pilotes accumulent très lentement leur temps de vol de nuit. Beaucoup de nouveaux instructeurs sont de jeunes pilotes. Ils ont accumulé quelques centaines d’heures de vol de jour. Ceux qui sont qualifiés pour le vol de nuit peuvent immédiatement l’enseigner. Sans un programme préétabli, l’instructeur et les élèves brûlent du carburant en volant sans but précis pour accumuler le minimum d’heures nécessaires. Lors de la formation initiale des pilotes, il arrive trop souvent que l’instructeur consigne du temps aux instruments alors que l’élève s’exerçait à d’autres manœuvres.
Par conséquent, les élèves se retrouvent avec moins d’heures de vol aux instruments que prévu, ce qui pourrait entraîner de graves problèmes à l’avenir. Il faudrait certainement reconsidérer cette approche, peut-être en imposant une expérience minimale du vol de nuit avant qu’un instructeur puisse l’enseigner. Ou encore, en limitant l’enseignement du vol de nuit aux instructeurs de classe 3 et seulement à ceux qui sont rattachés à une école de pilotage et qui ont reçu une formation supérieure aux normes minimales du RAC.
Équipement de l’hélicoptère
Dans le passé, le système d’augmentation et de contrôle de la stabilité et les commandes automatiques de vol, communément appelés pilotes automatiques, n’étaient installés que sur les gros hélicoptères commerciaux, hors de portée du propriétaire/pilote individuel. Avec l’évolution de la technologie, des systèmes beaucoup plus légers et abordables ont été développés, et les fabricants d’hélicoptères les proposent désormais pour la plupart de leurs modèles. Ils comportent un compensateur (trim) qui générera une force sur les commandes, permettant à l’hélicoptère de maintenir une assiette stable. Comme son nom l’indique, un système d’augmentation de la stabilité aidera les pilotes à maintenir l’assiette s’ils perdent les références visuelles et leur donnera plus de temps pour effectuer la transition au vol aux instruments. Sans un tel système, la réaction type des pilotes est de se tendre, d’appliquer trop de force sur les commandes et de commencer à exagérer l’action exercée, ce qui entraîne des mouvements erratiques de l’hélicoptère. Comme expliqué précédemment, cette situation conduit trop souvent à une perte de maîtrise aux conséquences catastrophiques.
Évidemment, l’utilisation de ces systèmes exige des connaissances et des compétences qui ne peuvent être acquises qu’au moyen d’une formation appropriée et d’exercices adéquats. Serait-ce une bonne idée d’avoir une réglementation pour rendre l’utilisation de ces systèmes obligatoires pour les vols de nuit?
Prise de décision du pilote
De vastes connaissances et une grande expérience rendent la prise de décision plus facile et plus sûre. Les pilotes formés par des instructeurs inexpérimentés font trop souvent face à des conditions complexes et ne disposent malheureusement pas des outils nécessaires pour prendre de bonnes décisions. Si, en plus, le pilote a une attitude impulsive, macho, téméraire, résignée ou se croit invulnérable, ou toute combinaison de celles-ci, il court un grand risque de mauvaise prise de décision.
Un élément clé de la prise de décision en vol de nuit consiste à obtenir les renseignements météorologiques disponibles. Malheureusement, plusieurs accidents suggèrent que le pilote n’a pas correctement, voire pas du tout, vérifié les conditions météorologiques le long de sa route de vol. Ou, s’il l’a fait, il a quand même continué son vol en pensant qu’il pourrait faire face à la situation de manière adéquate. L’avis de sécurité SN-26 de la Robinson Helicopter Company a pour titre : « Night Flight Plus Bad Weather Can Be Deadly » (voler de nuit par mauvais temps peut être mortel). Ça dit tout!
Outre un problème mécanique, tous les cas d’accidents d’hélicoptère en vol de nuit sont le résultat de mauvaises décisions prises à un moment ou à un autre du processus, depuis la formation initiale jusqu’au moment de l’impact sur la surface. Il est tout à fait possible d’améliorer ce processus afin de réduire la probabilité d’accidents.
Prochaines étapes
L’industrie pourrait élaborer ses propres normes pour aider les pilotes à se prémunir des mauvaises décisions; une réglementation pertinente, une formation rigoureuse, et même des barrières financières? Les compagnies d’assurances devraient peut-être inclure des clauses strictes pour les vols de nuit, comme des connaissances et une expérience minimales, l’obligation d’effectuer une formation périodique de vols aux instruments et de nuit, et le respect de la réglementation. Sans cela, ils pourraient retenir les paiements en cas d’accident. L’argent est souvent un facteur de dissuasion. Je crois fermement qu’une action concertée des intervenants de l’industrie est possible. En travaillant ensemble, la sécurité des vols de nuit pourrait être considérablement améliorée.