Quatre jours en septembre


Une journée comme les autres au bureau?

Environnement Canada prévoyait, le 11 septembre, un ciel ensoleillé et une température dans les normales saisonnières.

Un conflit de travail couvait entre le gouvernement du Canada et l'Alliance de la fonction publique du Canada depuis juillet. Aussi, l'Alliance avait-elle lancé un ordre de grève nationale d'une journée pour le 11 septembre. Situés au centre-ville d'Ottawa, les bureaux de Transports Canada étaient l'endroit tout indiqué pour des mesures de grève. En effet, la tour C de Place de Ville, qui abrite l'administration centrale de Transports Canada, compte des milliers d'employés. Cette tour est aussi l'édifice le plus élevé d'Ottawa. Des syndiqués avaient encerclé la tour C d'une ligne de piquetage.

Les mesures de grève prévues par l'Alliance amenèrent François Marion, son équipe des Relations de travail et d'autres gestionnaires des Ressources humaines à se rendre plus tôt à la tour C, soit vers 5h 30. Ils se réunirent pour mettre la dernière main aux mesures envisagées pour la journée. Ils discutèrent de diverses questions avec le syndicat, entre autres de l'entrée des employés au bureau. « Tout s'est bien déroulé jusqu'à 7 h 30 ou 8 h », relate M. Marion. « C'est alors que la ligne de piquetage s'est resserrée et que les employés ont commencé à avoir de la difficulté à entrer dans l'édifice. »

Tour C, Place de Ville

En prévision de la grève, certains employés de Transports Canada avaient pris des dispositions pour arriver tôt au travail. Ce fut le cas de Jean LeCours, directeur de la Sécurité préventive, et de Jean Barrette, directeur des Opérations de sûreté, qui s'affairaient à rédiger un rapport sur une alerte à la bombe survenue la veille à un aéroport.

Merrill Smith en était ce jour-là à sa deuxième journée de travail au Groupe Communications, après avoir passé plus de 20 ans à Agriculture et Agroalimentaire Canada. On lui avait parlé de Transports Canada comme d'un endroit assez calme où le travail se faisait presque sans accroc et où il n'aurait même pas à faire d'heures supplémentaires. Les choses allaient se passer pour lui tout autrement dans les jours et semaines qui allaient suivre.

Diana MacTier, conseillère régionale, Programme d'aide aux employés, à Transports Canada, se préparait à donner une séance d'information sur un cours de six semaines offert aux employés sur la prévention du surmenage professionnel.

La grève perturba les activités de Transports Canada, sans toutefois parvenir à les paralyser complètement.

Le ministre des Transports David Collenette se trouvait à Montréal, où il prononçait un discours devant des directeurs d'aéroport provenant de tous les coins du globe, réunis en conférence. Margaret Bloodworth, alors sous-ministre des Transports, participait à une réunion à Industrie Canada, à un coin de rue de la tour C. Louis Ranger, alors sous-ministre délégué, se trouvait à Montréal, en compagnie du Ministre. Bill Elliott, sous-ministre adjoint, Sécurité et sûreté, participait à une conférence à Beijing. Un groupe de gestionnaires de l'Aviation civile étaient en réunion à Edmonton. Et Julie Mah, alors gestionnaire, Politiques et Consultation, Projet des systèmes de détection d'explosifs, commençait sa journée à Rigaud (Québec), à un peu plus d'une heure de route à l'est d'Ottawa, où elle participait à un cours de gestion.

Cette atmosphère relativement normale allait être brusquement troublée à 8 h 45, quand le vol 11 d'American Airlines heurta de plein fouet la tour Nord du World Trade Center à New York.

Dix-huit minutes plus tard, un deuxième avion de passagers, le vol 175 de la United Airlines, percutait la tour Sud du World Trade Center.

Deux conseillers en relations de travail, Pat McCauley et Éric Daoust, suivaient le déroulement de la grève à partir du Centre d'intervention au 14e étage. Ils n'en crurent pas leurs yeux quand ils virent en direct, sur deux écrans géants de télévision, les images répétées du deuxième avion frappant la tour Sud. « Nous savions qu'il ne s'agissait pas d'une transmission en différé ni de cinéma, même si ça aurait pu être le cas », se souvient Lyne Landriault, chef, Relations de travail. « La crainte qui nous obsédait depuis un certain temps relativement au conflit de travail nous est apparue tout à coup bien secondaire. »

La nouvelle de cette tragédie s'est répandue à tous les étages de la tour C à la vitesse de l'éclair jusqu'aux grévistes aux lignes de piquetage. Une fois que les leaders syndicaux et leurs membres eurent saisi l'ampleur des événements, ils furent totalement bouleversés. Sans hésiter, ils démantelèrent les lignes de piquetage et revinrent au travail pour offrir toute l'aide nécessaire.


Premières impressions

Jean Barrette était en train de lire un rapport sur une alerte à la bombe quand il vit du coin de l'oeil les images du désastre sur les écrans géants de télévision du centre des Opérations de contingence de l'aviation civile.

Bien que le deuxième avion n'eût pas encore touché sa cible, il était sûr qu'il ne s'agissait pas d'un accident. L'instinct de cet homme, qui compte plus de 28 ans de métier dans le secteur de l'aviation, lui disait qu'il était presque impossible qu'un accident de la sorte se produise en plein jour avec tout le matériel anticollision d'aujourd'hui. « Ma première intuition, a-t-il dit, c'est qu'il s'agissait d'un attentat terroriste. »

Certains employés de Transports Canada élaborent des scénarios de catastrophes. Avant le 11 septembre, si l'un d'eux avait présenté un scénario de destruction de gratte-ciel par des kamikazes aux commandes d'avions, cela aurait semblé invraisemblable.

Au centre de formation de Rigaud, Julie Mah ne pouvait pas croire qu'un avion avait réellement perc utéle World Trade Center. C'est seulement pendant la pause, en regardant cnn dans sa chambre, qu'elle s e rendit compte que la tragédie s'était réellement produite.

Janet Luloff, gestionnaire, Planification et réglementation en matière de sûreté, dit qu'elle se souviendra toujours des images qu'elle a vues en direct de l'écrasement de l'avion sur la deuxième tour du World Trade Center, dans le bureau de son directeur général. En se remémorant ses années d'expérience dans l'équipe de sûreté, elle a su d'emblée que les conséquences d'un telévénement seraient énormes et que sielle avait le temps, elle devrait appeler chez elle pour dire à sa famille de ne pas l'attend reavant un certain temps.

Valérie Dufour, directrice générale, Politique du transport aérien, se rendait en auto à son travail quand elle a appris la nouvelle dans un bulletin à la radio. Même si elle ne possède pas de formation en intervention d'urgence, Valérie, spécialiste en politiques, a voulu quand même apporter son aide. Pour elle, la seule chose à faire était de se rendre immédiatement au Centre d'intervention. Elle allait y travailler 16 à 18 heures par jour pendant plusieurs jours.

Louis Ranger n'oubliera jamais les deux heures qu'il a passées dans une fourgonnette en compagnie du ministre Collenette, alors qu'ils rentraient rapidement de Montréal vers Ottawa. Leur conducteur ce jourlà était Robert Rivard, un inspecteur de la sécurité de la Région du Québec de Transports Canada. Marie-Hélène Lévesque, adjointe spéciale du Ministre, était aussi du voyage.

« Bien sûr nous avions la radio, se rappelle Louis Ranger, mais nous n'avions pas encore vu les horribles images. Le Ministre était au téléphone avec la Sous-ministre et son chef de cabinet Sue Ronald. Quant à moi, je plaçais des appels à droite et à gauche,tout comme Marie-Hélène. Quand nous sommes arrivés à Casselman, à environ 30 minutes à l'est d'Ottawa, les piles de nos téléphones cellulaires étaient presque mortes. C'était peut-être une bonne chose. Cela a permis au Ministre de réfléchir à la situation. Au moment où nous arrivions à Ottawa, il savait ce qu'il avait à faire, et moi aussi. »


Le Centre d’intervention passe en cinquième vitesse

Le 11 septembre, et dans les trois semaines qui ont suivi, le Centre d'intervention ou SitCen, comme il est mieux connu à la tour C, est devenu le centre névralgique pour toutes les personnes qui participaient à l'intervention.

C'était le point de ralliement d'où partaient toutes les décisions et actions de Transports Canada et de ses nombreux partenaires.

Le Centre d'intervention s'est installé au 14e étage de la tour C à l'automne 1994. Il s'agit d'une installation ultramoderne équipée de matériel informatique et de logiciels de pointe, de matériel perfectionné de communication et de cartographie, d'équipement audiovisuel et de rangées de postes de travail, le tout dominé par deux énormes écrans de projection qui, lorsqu'ils sont déroulés, cachent totalement les fenêtres et bloquent la lumière du jour.

Le SitCen a été conçu comme un centre de communications capable de coordonner une intervention d'urgence dans l'éventualité d'un énorme tremblement de terre sur la côte Ouest. Le séisme, qui est inévitable de l'avis d'un grand nombre d'experts, ne s'est pas produit jusqu'ici. Toutefois, le SitCen a été mis à contribution plusieurs fois au fil des ans, notamment pendant la tempête de verglas qui a frappé l'Ontario et le Québec et lors de l'accident de Swissair, près de Peggy's Cove.

Le 11 septembre 2001, il allait être de nouveau mis à contribution, mais cette fois pour répondre à une tragédie que personne n'aurait pu imaginer jusque-là.

Dans le temps de le dire, le SitCen devint une véritable fourmilière où se précipitèrent des gens de la Sûreté, de la Politique du transport aérien et des Communications. Divers ministères et organismes ayant un rôle majeur à jouer dans une telle conjoncture envoyèrent sans tarder des employés au Centre d'intervention pour prêter main forte à leurs collègues des Transports, notamment NAV CANADA, la Défense nationale, la grc et le scrs . En outre, des liaisons téléphoniques furent établies avec le personnel clé de divers autres ministères, dont Citoyenneté et Immigration Canada, l'Agence des douanes et du revenu du Canada et la Federal Aviation Administration des États-Unis. Un représentant de l'ambassade des États-Unis était sur place pour aider les deux pays à coordonner leurs activités. Certains employés qui n'étaient pas tenus d'être du nombre insistèrent pour donner un coup de main. Tania Lambert et Anouk Landry, deux agentes des Programmes de la sensibilisation à la sécurité, étaient de ceux-là.

Le SitCen est rapidement devenu le centre de liaison d’où partaient les décisions et les actions.

 

La coordination des interventions de Transports Canada fut assurée par John Read, qui remplaçait Bill Elliott, sous-ministre adjoint, Sécurité et sûreté, qui se trouvait à Beijing en Chine, où il participait à un forum sur la sécurité maritime. Ce gestionnaire résolu et flegmatique était, avec sa longue expérience des situations d'urgence dans le domaine des marchandises dangereuses, tout désigné pour faire face à la situation.

Les premiers instants qui suivirent la mise en service du SitCen se déroulèrent dans une certaine agitation, et pour cause. Les rumeurs de nouvelles attaques terroristes avaient commencé à se multiplier. L'une d'elles faisait état de l'explosion d'une bombe dans un centre commercial de Washington. Selon une autre rumeur, le Département d'État avait été bombardé. Ces rumeurs, jumelées à la rediffusion constante des images de l'attentat, alimentaient l'atmosphère de plus en plus lourde de peur et d'incertitude qui existait alors.

Après avoir reçu confimation de l'attaque contre le Pentagone et la nouvelle du détournement d'un quatrième avion au-dessus de la Pennsylvanie, les États-Unis annoncèrent qu'ils fermaient leur espace aérien à tous les vols internationaux à l'arrivée.

Peu de temps après, le ministre Collenette donnait l'ordre de suspendre au Canada tous les vols des avions civils.

Pour John Read et son équipe du Centre d'intervention, ce n'était que le premier d'une longue série de défis de taille.

« Environ 500 vols transatlantiques et 90 vols transpacifiques se dirigeaient vers le Canada», se souvient M. Read. «À toutes les minutes, un ou deux avions entraient dans notre espace aérien. Avec la fermeture de l'espace aérien des États-Unis, nous devions décider du sort de ces avions. Nous avons alors demandé à NAV CANADA d'entrer en communication avec tous les avions et de demander à ceux qui avaient suffisamment de carburant de rebrousser chemin. Les autres allaient poursuivre leur route à destination de l'Amérique du Nord et être dirigés principalement vers des aéroports de la côte Est du Canada, en commençant par Goose Bay. Cela se fit en cinq minutes. »

L'impact de ces décisions cruciales s'est fait sentir partout au gouvernement. Concrètement, ces mesures ont immédiatement entraîné une charge de travail plus lourde dans plusieurs ministères et organismes, tels que l'Agence des douanes et du revenu du Canada, la Défense nationale, la Gendarmerie royale du Canada et Citoyenneté et Immigration Canada.

John Read, pour sa part, ne saura jamais trop saluer le professionnalisme et la contribution de ces organisations. « Comme l'heure n'était pas aux discussions, c'était très édifiant de voir ces autres ministères et organismes accepter volontiers et sans histoires les rôles qui leur étaient confiés », se rappelle-t-il. « De toute ma carrière de fonctionnaire, je n'ai jamais vu une situation traduire aussi bien l'esprit d'équipe qui existe au sein du gouvernement. J'entends ici une équipe qui travaille en harmonie à la réalisation d'un même objectif. »

Le fait que 224 vols déroutés approchaient rapidement des aéroports canadiens préoccupait grandement les gens du SitCen, qui se demandaient entre autres: « Se peut-il que les attentats terroristes ne soient pas terminés? » « Des dizaines de milliers d'étrangers s'apprêtent à atterrir en sol canadien. Est-il possible qu'un seul de ces avions soit détourné par des pirates au moment où il s'approchera de l'Amérique du Nord? Est-ce que l'un de ces avions pourrait être transformé en arme de destruction massive? »

Jean LeCours, un des bras droits de John Read, baptisa cette catastrophe « Armageddon », du nom du conflit suprême évoqué dans l'Apocalypse.


Opération ruban jaune

On mit rapidement en place l'Opération ruban jaune pour suivre les 224 avions déroutés avec plus de 33 000 passagers à leur bord.

L'un après l'autre, les avions atterrirent dans des endroits inconnus pour la plupart de ces visiteurs inattendus: Goose Bay, Gander et Stephenville, et d'autres centres plus importants tels que Moncton, St.John's, Halifax, Montréal, Toronto, Winnipeg, Calgary et Vancouver. Les aéroports plus petits n'avaient pas été construits pour accueillir un si grand nombre d'avions, aussi on les dirigea loin des aérogares, sur des pistes où ils furent entassés comme des sardines.

Jim Drummond, chef, Programmes de sécurité préventive, se trouva embrigadé dans l'Opération ruban jaune au moment où il entrait dans le Centre d'intervention. Il se souvient encore, comme si c'était hier, des directives qu'il reçut alors. « On me demanda d'entrer en communication avec tous les aéroports où ces avions avaient atterri, de rester en communication avec eux et de faire rapport à la Sous-ministre à toutes les heures. » Il se rappelle que sa mission était très délicate. « Il était difficile de traiter avec certaines des personnes qui se trouvaient aux aéroports. Au téléphone, elles semblaient de toute évidence à bout de souffle et très occupées, de sorte qu'elles n'étaient guère contentes de devoir nous transmettre régulièrement les rapports demandés. »

Même si l'Opération ruban jaune était coordonnée à partir du Centre d'intervention au 14e étage de la tour C à Ottawa, les hommes et les femmes travaillant dans les régions de Transports Canada ont aussi porté le fardeau de ce gigantesque effort de sûreté. Les centres régionaux d'intervention à travers le pays bourdonnaient d'activité, alors que des employés s'affairaient jour et nuit à gérer l'évolution de la situation. Pendant ce temps, des collectivités accueillaient à bras ouverts les passagers à leur arrivée.

L’ aéroport international de Vancouver a accueilli plusieurs vols déroutés ainsi qu’un important volume de passagers.

À Vancouver, Brian Bramah, directeur régional, Sûreté et préparatifs d'urgence, se rappelle en particulier de l'excellente collaboration de tous, notamment pour accueillir les 33 avions déroutés sur Vancouver, avec leurs 8 500 passagers. « Je suis fier de faire partie d'une organisation qui a su si bien collaborer avec les autres ministères fédéraux et les exploitants d'aéroports. Tous les employés se sont empressés de se mettre à la tâche, alors que les avions se posaient », a-t-il dit. Brian Bramah se souvient aussi de la solidarité du milieu. Par exemple, dans le port de Vancouver, des navires de croisière ont hébergé des passagers qui étaient retenus au sol.

C'est sans doute au Canada atlantique que les effets les plus importants sur les opérations régionales de Transports Canada ont été ressentis, puisque les aéroports de cette région ont dû accueillir plus de la moitié des vols déroutés.

Ozzie Auffrey, directeur régional, Sûreté et préparatifs d'urgence, Région de l'Atlantique, décrit ici de façon réaliste l'ampleur de la tâche. « Le 11 septembre, 126 aéronefs qui n'étaient pas attendus se sont posés soudainement dans la Région de l'Atlantique, transportant à leur bord des milliers de passagers provenant des quatre coins du monde.»

Et voici le point de vue de Garry Noel, un inspecteur de l'aviation civile qui est arrivé dans la petite localité terre-neuvienne de Stephenville au lendemain des attentats et y est resté jusqu'à ce que le dernier avion dérouté ne reparte cinq jours plus tard. « Habituellement, le personnel de sûreté de l'aéroport de Stephenville procède quotidiennement au contrôle d'environ 37 passagers », précise-t-il. « À mon arrivée le 12 septembre, huit gros appareils venaient de s'y poser avec à leur bord 1700 passagers qui devaient être soumis à des procédures de contrôle. C'est environ 50 fois le volume habituel de passagers que traite l'aéroport de Stephenville. »

Répertorier les vols qui venaient d'atterrir n'était que l'une des tâches de cette gigantesque opération de sûreté. Tous les passagers devaient rester confinés dans les avions, être évalués, puis fouillés. On parle ici de dizaines de milliers de personnes. Il fallait fouiller un à un tous les bagages et les apparier à leurs propriétaires. Ce n'est que lorsque ce travail fut terminé que les passagers furent autorisés à quitter leurs avions. Un grand nombre de voyageurs ont été ainsi immobilisés pendant au moins 16 heures.

À l'aéroport international de Halifax, les passagers n'ont été autorisés à descendre des appareils que dans la soirée du 11 septembre. Le matin même, 40 vols internationaux y avaient été déroutés avec à leur bord 8800 passagers. Paul Doucet, agent principal de communication, se souvient qu'un problème de communications électroniques avec les appareils avait prolongé l'attente pour les voyageurs. « Avant qu'ils ne puissent descendre, il nous fallait obtenir un relevé exact des passagers. J'ai donc dû passer d'appareil en appareil pour le recueillir directement de l'équipage », se souvient-il. « Ce relevé était nécessaire pour faciliter les formalités douanières et permettre aux autorités locales de prendre des dispositions pour le transport et l'hébergement des passagers. »

Quelque 44 vols internationaux comptant à leur b o rd 8 800 passagers ont été déroutés vers l’aéroport international de Halifax.

Le 11 septembre fut une bien longue journée pour Paul Doucet, comme elle le fut pour d'autres employés de Transports Canada ailleurs au pays. Et les jours qui suivirent leur accordèrent très peu de répit. « Je suis arrivé à l'aéroport vers 13 h et je ne l'ai pas quitté avant 3 h le matin suivant. À 8h, quand je suis retourné à l'aéroport, le monde n'était plus le même. »

Il va sans dire que le milieu totalement étranger aux nouveaux venus, de même que les reportages déconcertants de la presse en provenance des lieux sinistrés aux États-Unis, ont causé quelques tensions. À Gander, Rick McGregor, inspecteur de l'aviation civile, décrit l'extrême tension qui régnait lors d'une réunion d'information pour les membres d'équipage sur la situation aux États-Unis. « À un certain moment, un jeune commandant s'est levé et s'est adressé aux équipages pour leur expliquer la gravité de la situation. À plusieurs reprises, il a fondu en larmes. Il venait de perdre plusieurs amis au World Trade Center. C'est alors que tous ont réalisé l'horreur de la situation, se sont calmés et se sont concentrés sur les questions à régler. »

Au Canada atlantique, ces jours sombres de septembre 2001 ont été partiellement allégés par de touchants témoignages de paix et de camaraderie. Dans les localités qui ont reçu les vols déroutés, on a observé des gestes spontanés de générosité et de compassion envers ces milliers de passagers hagards qui arrivaient soudainement de nulle part.

Du jour au lendemain, la population de Gander s'est mérité une réputation internationale pour son incomparable hospitalité. La ville compte normalement une population d'environ 10000 habitants. « Le 11 septembre, 38 appareils comptant 6656 passagers se sont posés chez nous pour quelques instants, le temps d'un café, mais y sont restés trois ou quatre jours », se plaît à rappeler un résident local.

Claude Elliott, maire de Gander, affirme qu'il se rappellera toujours, avec fierté, la rapidité avec laquelle les gens de Gander se sont mobilisés pour accueillir et mettre à l'aise les passagers bloqués à l'aéroport. « Au début, nous ne savions pas qui étaient ces passagers et nous avons tenté de dissuader les résidents de les accueillir chez eux. Mais les Terre-Neuviens étant ce qu'ils sont, plusieurs d'entre eux ont refusé de nous écouter. Ils les ont tout simplement emmenés chez eux. »

Des appareils déroutés alignés à l’aéroport de Gander.

Durant plusieurs jours, Roger Auffrey, un inspecteur de l'aviation civile, a prêté main forte à la petite équipe de la sûreté de Gander. Il se souviendra longtemps de la remarquable générosité que les citoyens de l'Atlantique ont témoignée à l'endroit de parfaits étrangers. « Gander n'en est qu'un exemple », précise-t-il. « Un site Web, le www.thankstogander.de, a été créé pour permettre aux passagers de partager leur expérience. Ce site est encore très populaire. Plusieurs passagers sont retournés à Gander pour retrouver l'hospitalité de Terre-Neuve et du Labrador et pour renouer avec des amitiés créées en des temps très éprouvants. »

L'une des expressions de gratitude les plus touchantes est venue d'un transporteur aérien allemand, la Lufthansa. Ce transporteur a rebaptisé l'un de ses appareils le Gander-Halifax, en l'honneur de ces deux villes canadiennes qui ont accueilli les passagers déroutés lors des attentats terroristes du 11 septembre. Pour célébrer cet événement, Lufthansa a permis à 20 personnes, dont des employés des aéroports et des municipalités, de se rendre en Allemagne.


Protection de notre espace aérien

Il est clair que le 11 septembre a imposé un fardeau énorme aux gens qui ont participé à l'intervention durant la crise. La réouverture de l'espace aérien du Canada allait s'avérer une tâche aussi colossale que les autres, sinon plus.

Les pressions en vue du rétablissement des vols commerciaux ne tardèrent pas à se manifester. Mais avant que les avions ne puissent décoller, il fallait rédiger et mettre en oeuvre de nouvelles procédures de sûreté plus rigoureuses. Cette responsabilité revenait à Hal Whiteman, alors directeur général, Sûreté et préparatifs d'urgence, qui a dirigé une équipe de spécialistes dans l'élaboration d'un nouveau manuel de règlements sur la sûreté de l'aviation, destiné à protéger notre espace aérien contre les attentats terroristes dans l'avenir.

Les nouveaux règlements allaient être complètement différents de ceux qui régissaient l'espace aérien du Canada avant le 11 septembre. Ils devaient aussi être compatibles avec ceux qu'élaboraient en même temps les autorités américaines.

En général, le processus d'élaboration de nouveaux règlements en matière de sûreté s'échelonne sur deux ans. Les gens qui travaillaient au Centre d'intervention ne disposaient pas de ce temps. Le gouvernement voulait rétablir la circulation aérienne en quelques jours. Le calendrier de travail a dû être considérablement comprimé et le processus assoupli. Dans les deux semaines qui ont suivi les événements du 11 septembre, Transports Canada a préparé 10 ensembles de nouveaux règlements de sûreté à raison d'un règlement toutes les six heures.

Des dizaines de nouveaux règlements ont ainsi été rédigés, dont un interdisant la présence de certains articles à bord des aéronefs.

Jean LeCours se souvient des heures passées à discuter pour déterminer s'il fallait interdire tous les couteaux, y compris les couteaux à steak. « Nous avons eu une discussion sur la définition d'un couteau à steak, puis sur la définition d'un couteau à steak en plastique, qui diffère de celle d'un couteau à beurre en plastique », précise-t-il.

Pour John Read, la réussite de l'intervention tient à la souplesse des gens qui se présentaient au SitCen pour apporter leur aide et n'hésitaient pas à remplir les tâches qui leur étaient confiées. « La répartition des responsabilités ne respectait pas toujours l'ordre hiérarchique habituel des intéressés. » John se souvient avoir vu un adjoint subalterne demander de l'aide à un cadre supérieur qui ne provenait pas d'un secteur rattaché à la sûreté, mais qui s'était porté volontaire. Après avoir fait ce qu'on lui demandait, celui-ci s'est empressé de s'enquérir de ce qui restait à faire.


Qui a donné le numéro de téléphone?

Comme si le rythme de travail au Centre d'intervention n'était pas assez effréné, quelqu'un donna à la télévision nationale le numéro de téléphone utilisé pour répondre aux questions des exploitants aériens sur les nombreuses nouvelles mesures de sûreté.

Ce numéro donnait accès à diverses lignes et il déclencha, une fois connu de l'extérieur, une avalanche d'appels. On a même reçu jusqu'à 5 000 appels par jour au plus fort de la crise. Ces appels entraient à un tel rythme que les employés ne savaient où donner de la tête. Chacun semblait avoir un téléphone collé à l'oreille.

On a reçu des centaines d'appels de journalistes qui voulaient se renseigner sur les nouvelles mesures de sûreté et les plans relatifs à la réouverture de l'espace aérien. En même temps, des gens du public appelaient pour savoir où se trouvaient leurs parents et amis, et si ceux-ci étaient en bonne santé.

Certains de ces appels étaient plutôt bizarres, comme cette vingtaine d'appels de propriétaires furieux de chiens à qui on avait dit qu'ils ne pourraient pas, en vertu des nouvelles interdictions, envoyer leur toutou à l'exposition canine de London, en Ontario.

L'appel peut-être le plus original de tous a été reçu par Peter Coyles, agent de communication. Il venait d'une dame âgée qui suggérait d'obliger les passagers à se présenter nus à l'embarquement, de sorte qu'ils ne puissent dissimuler une arme.

L'appel peut-être le plus original de tous a été reçu par Peter Coyles, agent de communication. Il venait d'une dame âgée qui suggérait d'obliger les passagers à se présenter nus à l'embarquement, de sorte qu'ils ne puissent dissimuler une arme.

Il y a eu également un moment très tendre. Jean LeCours devait répondre à deux appels, alors Valérie Dufour en prit un. C'était l'épouse de Jean qui appelait, car le 11 septembre est la date de leur anniversaire de mariage. Après avoir raccroché, Valérie glissa le message suivant à son collègue : « C'était ta femme. Elle voulait simplement te dire qu'elle t'aime. »


Faire face à la crise

Un des aspects sous-jacents les plus intéressants du 11 septembre a trait à l'impact émotionnel et psychologique que la catastrophe a eu surles gens appelés à intervenir.

Au Centre d'intervention, les gens étaient trop occupés à gérer la crise pour laisser place aux émotions. Alors qu'en ont-ils fait?

À cette question, John Read répond : « On les a mises de côté. Parce qu'àpartir du moment où on entrait dans cette pièce, nous étions débordés de travail. »

Jean LeCours associe cette attitude à «l'effet brouillard de la guerre». « Je me souviens avoir vu plus tard un reportage télévisé sur le 11 septembre, et c'était comme si je regardais ces images pour la première fois. C'est qu'au moment de l'intervention, nous étions beaucoup trop occupés pour pouvoir regarder la télévision. »

Les commentaires de Valérie Dufour vont dans le même sens. « Pendant cette période, nous ne nous faisions qu'exécuter des tâches. Je crois que les gens ont une capacité d'adaptation quasi illimitée. J'ai eu ma part de difficultés dans la vie et je sais que lorsque vous essayez de les surmonter, vous ne pouvez laisser trop de place à vos émotions. »

Margaret Bloodworth, alors sous-ministre des Transports, se souvient d'avoir demandé à quelqu'un de fermer la télé durant les premières semaines de la crise, alors qu'on ne cessait de montrer les images terrifiantes de New York. « Je ne pouvais plus regarder ces images. On ne peut pas se laisser submerger par une tragédie aussi horrible. Il y a trop à faire pour laisser ces événements nous affecter. Mais on ne peut pas non plus les fuir éternellement. »

Ce n'est qu'une fois sortis du Centre d'intervention et de la tour C que certains ont ressenti les contrecoups du choc émotionnel.

Karyn Curtis, agente de communication, s'est sentie complètement vidée en se rendant chez elle aux alentours de minuit, après avoir passé une journée complète au Centre d'intervention le 11 septembre. Elle ressemblait à un fantôme. Elle se réveilla à 5 h, se fit un café, capta cnn et ouvrit un journal où elle fut terrassée par une photo. Plusieurs personnes se tenaient par la main, au centième étage d'une des tours jumelles, et s'apprêtaient à se précipiter dans le vide pour ne pas être brûlées vives. C'est à ce moment qu'elle a saisi toute l'ampleur des attentats terroristes. « J'ai alors pensé que cela aurait pu arriver à n'importe qui, que ça aurait pu être nous et notre édifice. Ça aurait pu être mon frère ou quelqu'un que je connais. Je n'ai pu contenir ma tristesse. J'étais complètement effondrée. Je me suis assise sur le sofa et j'ai pleuré durant une vingtaine de minutes. Puis, je me suis rendue à mon travail pour entreprendre une autre journée au Centre d'intervention. »

Le lendemain des attentats, alors qu'il rentrait à la maison, Jim Drummond a saisi d'une façon qu'il n'oubliera jamais toute la portée des événements du 11 septembre. Il passe généralement près de l'aéroport international d'Ottawa et, ce jour-là, il a davantage prêté attention aux bruits de l'aéroport. « Je n'avais jamais réellement remarqué les bruits auparavant mais, cette fois, j'ai remarqué le silence», se souvientil. « Il n'y avait rien dans le ciel, tout était paralysé. C'était vraiment lugubre. »


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